Pourquoi continuons-nous à tomber amoureux de personnes qui nous brisent profondément ?
Ça commence toujours de la même manière : une étincelle, un sourire, un frisson que l’on confond avec le destin. On se sent comme chez soi… jusqu’à ce que ce ne soit plus le cas. Un instant, on plane dans les promesses ; l’instant suivant, on s’effondre doucement, se demandant comment quelqu’un qu’on idéalisait a pu devenir le miroir de toutes nos blessures.
On se jure d’être plus prudent la prochaine fois. On fait des listes de signaux d’alerte. On rationalise. Mais le cœur a sa propre mémoire. Et sans même s’en rendre compte, on recommence, rejouant le même scénario sous un nouveau nom.
Alors, que se passe-t-il vraiment ? Notre manière d’aimer est-elle défectueuse, ou bien est-ce notre idée de l’amour qu’il faut repenser ?
La Bhagavad Gita, ce dialogue ancien entre un guerrier tourmenté et la voix divine sur un champ de bataille, murmure depuis des siècles une vérité profonde sur nos relations. Car l’amour, comme la guerre, demande lucidité. Et parfois, ce ne sont pas les personnes que nous choisissons qui nous détruisent, mais les illusions auxquelles nous nous accrochons.
Le désir et l’attachement obscurcissent notre discernement
« Lorsque l’homme médite sur les objets des sens, il s’attache à eux. De cet attachement naît le désir ; du désir, la colère. »
Bhagavad Gita 2.62
Lorsque nous focalisons notre attention sur ce qui flatte nos sens — la beauté, le charisme, le soutien affectif — nous tissons des attachements. Ces liens engendrent le désir. Et quand ce désir n’est pas satisfait, il se transforme en frustration, parfois en colère. La Gîtâ nous avertit : cette agitation intérieure vient de notre confusion mentale — de notre propension à confondre attirance passagère et vérité intérieure.
Nous ne tombons pas amoureux de personnes « toxiques » par simple malchance. Nous tombons amoureux de ce que nous projetons sur elles. C’est notre imaginaire amoureux, souvent inconscient, qui colore la réalité, jusqu’à nous rendre aveugles aux signaux les plus évidents.
Chercher la complétude chez l’autre mène à la dépendance émotionnelle
« Comme les eaux affluent dans l’océan sans le troubler, de même les désirs entrent en celui qui est en paix. Ce dernier atteint la paix, non celui qui est dominé par ses désirs. »
Bhagavad Gita 2.70
Beaucoup entrent en relation en quête de complétude, espérant que l’autre comblera leurs manques, leurs insécurités, leur besoin d’amour. Pourtant, la Gîtâ nous invite à devenir comme l’océan : vaste, serein, et déjà entier en soi.
Quand notre valeur personnelle dépend de l’approbation ou de la présence d’un partenaire, nous glissons vers une dépendance affective. Cette vulnérabilité nous pousse à tolérer l’intolérable, à idéaliser ceux qui ne nous aiment pas pleinement, à redouter la solitude comme un vide insupportable. La paix intérieure ne naît pas de l’amour qu’on reçoit, mais de la reconnaissance de notre propre plénitude.
Confondre intensité émotionnelle et lien spirituel
« Celui que les contrariétés n’ébranlent pas, ô noble guerrier, qui demeure stable dans le plaisir comme dans la douleur, est digne de l’immortalité. »
Bhagavad Gita 2.15
Nous sommes nombreux à confondre l’intensité émotionnelle avec une forme d’amour profond ou sacré. Les montagnes russes affectives, les drames et les retrouvailles nous donnent l’impression de vivre une passion authentique, dictée par le destin.
Mais selon la Gîtâ, la véritable sagesse réside dans samatvam, l’équanimité : la capacité à rester stable dans la joie comme dans la souffrance. Lorsque nous sommes dépendants des extrêmes émotionnels, nous sommes attirés par des personnes instables, non pas parce qu’elles nous conviennent, mais parce qu’elles réactivent nos blessures familières. Ce n’est pas l’amour que nous poursuivons, mais la répétition.
Un cœur éveillé ne cherche pas le tumulte. Il aspire à une présence paisible, enracinée, aimante. Un amour véritable n’épuise pas — il apaise, il guérit.
L’ego contrôle, tandis que l’âme donne
« Tu as droit à l’action, mais non à ses fruits. Que le fruit de l’action ne soit jamais ton mobile, et ne t’attache jamais à l’inaction. »
Bhagavad Gita 2.47
Dans les relations, notre ego cherche le contrôle : il veut des réponses, des garanties, des résultats tangibles. Il veut savoir si l’autre nous aime, quand il s’engagera, comment il réagira. Pourtant, la Gîtâ nous enseigne une autre voie : celle d’une action juste, dénuée d’attente sur les résultats.
Lorsque nous aimons depuis l’ego, l’amour devient exigence, possession, peur de perdre. Lorsque nous aimons depuis l’âme, l’amour devient offrande, liberté, présence. L’ego veut capturer ; l’âme veut donner. C’est cette distinction subtile qui détermine si une relation nous emprisonne ou nous libère.
La répétition de schémas douloureux est un reflet karmique
« L’esprit est l’ami de l’âme quand il est maîtrisé, mais il devient son ennemi lorsqu’il ne l’est pas. »
Bhagavad Gita 6.5
Pourquoi rejouons-nous les mêmes histoires, encore et encore, avec des visages différents ? Selon la Gîtâ, l’esprit peut être notre guide ou notre geôlier. Lorsqu’il est indiscipliné, il nous enferme dans des cercles karmiques familiers, où nous répétons les mêmes blessures, issues de notre passé ou d’impressions profondes laissées dans notre conscience (sanskaras).
La guérison commence quand nous cessons de projeter nos blessures sur les autres et que nous décidons de transformer notre monde intérieur. C’est le chemin de adhyatma – la conscience spirituelle – qui permet de faire de notre esprit un allié et non un saboteur.
Le plaisir à court terme mène souvent à une douleur durable
« Ce qui semble au début être du poison, mais devient ensuite semblable au nectar, est considéré comme un bonheur de nature sattvique. »
Bhagavad Gita 18.37
La Gîtâ distingue trois types de plaisirs : sattvique (pur et stable), rajasique (passionné et instable), et tamasique (ignorant et destructeur). Beaucoup de relations naissent dans le feu rajasique : la passion, l’excitation, l’intensité. Mais ce feu consume, puis s’éteint, laissant place à la confusion ou à la douleur.
À l’inverse, un amour sattvique peut paraître calme, simple, voire fade au début. Mais il mûrit, il s’approfondit, il nourrit. Il ne stimule pas nos blessures, il soigne notre être. Pour reconnaître cette qualité d’amour, il faut de la clarté intérieure et un cœur pacifié.
L’amour inconscient est une prison ; l’amour conscient est une libération
La Bhagavad Gita nous enseigne que l’amour véritable n’est pas une fuite hors de soi, mais un retour vers le Soi — vers l’Atman. Nous ne tombons pas amoureux de mauvaises personnes par hasard. Souvent, nous courons après des parties de nous-mêmes que nous refusons encore de voir ou de guérir.
La fin des cycles relationnels douloureux ne vient pas d’un partenaire idéal, mais d’un éveil intérieur. Il s’agit de passer de la quête effrénée d’amour à l’expérience vivante de l’amour — en soi, avec soi.
Que l’univers vous guide non seulement dans vos liens affectifs, mais aussi dans votre évolution vers un être capable d’accueillir l’amour, non pour combler un vide, mais pour rayonner ce qui est déjà plein.