
Sans amis et bien portant ? Repenser la solitude
L’absence d’amis ne signifie pas toujours la solitude : certains trouvent l’épanouissement dans la solitude. Les scénarios culturels façonnent la manière dont nous jugeons l’absence d’amis, souvent de manière injuste. Certains choisissent la solitude pour se concentrer sur l’autonomie, les objectifs ou la sécurité émotionnelle. Nous ne devrions pas supposer qu’être seul signifie être malheureux, ni que la connexion apporte toujours de la joie.
Lorsqu’on entend le mot « sans amis », il est difficile de ne pas imaginer une personne rongée par la solitude, isolée et privée de quelque chose d’essentiel. Mais être sans amis signifie-t-il vraiment être seul ?
De nouvelles recherches bousculent les idées reçues
Une étude récente publiée dans la Revue canadienne de sociologie par Laura Eramian, Peter Mallory et Morgan Herbert complexifie notre compréhension de ce que signifie être déconnecté. Les chercheurs se sont appuyés sur des entrevues menées auprès de 21 personnes dans une ville du Canada atlantique — hommes et femmes, âgés de 18 à 75 ans, aux parcours de vie, aux niveaux de revenu et aux identités de genre variés.
Certains étaient étudiants, d’autres travaillaient dans les métiers manuels, les arts, les services ou étaient retraités. Beaucoup vivaient seuls. Certains avaient été socialement actifs avant de s’en retirer, d’autres avaient toujours été en marge de la vie sociale.
Les chercheurs ont découvert une chose surprenante : de nombreux participants ne souffraient pas de solitude chronique. Certains se disaient même satisfaits de leur solitude, surtout lorsqu’elle cadrait avec d’autres priorités de vie comme la carrière, l’indépendance personnelle ou la sécurité émotionnelle.
Remettre en question un préjugé culturel
Cette recherche remet en question un préjugé culturel répandu : l’absence d’amis serait forcément involontaire et émotionnellement douloureuse. Comme le soulignent les auteurs, les discours sociétaux présentent souvent l’absence d’amis comme une forme d’échec personnel, un signe de maladresse ou d’incapacité à nouer des relations. Pourtant, pour certaines personnes, l’absence d’amis n’est ni tragique ni temporaire.
Si certains participants ont décrit leur absence d’amis comme douloureuse, d’autres ont exprimé un sentiment étonnamment différent. Audrey, une étudiante de 26 ans, a confié d’une voix brisée : « C’est vraiment très solitaire ; ne pas avoir ce lien. C’est un sentiment omniprésent. » Mais beaucoup d’autres se sont dits comblés.
Des histoires de solitude choisie
Prenons l’exemple d’un policier retraité de 72 ans. « Je suis mon meilleur ami », dit-il. « Je sais que je suis quelqu’un de bien… J’ai plein de passe-temps qui m’intéressent… le reste [le manque d’amis] est en suspens. » Son identité ne se définissait pas par les liens sociaux, mais par l’autonomie.
Sam, un artisan de 32 ans, a traversé un divorce difficile dans sa vingtaine. Pendant un temps, il s’est décrit comme un « sac à dos ». Mais il a transformé sa vie sans amis en une vie de productivité et de développement personnel. « Au lieu d’essayer de m’entourer, je consacrais mon temps à développer mes compétences ou à me consacrer à mes loisirs. Honnêtement, je pense que cela a fait de moi une meilleure personne. »
Un choix ou les aléas de la vie ?
L’étude montre que le manque d’amis ne résulte pas toujours d’un rejet. Parfois, il est dû à un choix ou aux aléas de la vie. Harold, un photographe septuagénaire, a expliqué que, même sans amis proches, il préférait la solitude à « être entouré de personnes moins intellectuelles ».
D’autres, comme Sean, un avocat de 32 ans, ont déclaré se concentrer sur « d’autres critères » d’une vie épanouissante : la réussite professionnelle, la famille et l’épanouissement personnel.
Les scénarios culturels qui façonnent nos jugements
Nos jugements sur le manque d’amis sont façonnés par des scénarios culturels. Dans la société nord-américaine, l’autonomie est souvent célébrée jusqu’à ressembler à une déconnexion, et travailler de longues heures peut susciter soit l’admiration, soit la pitié.
On peut peut-être en dire autant du manque d’amis : en l’absence d’amis, nous percevons la personne comme admirablement indépendante ou tragiquement isolée. Il est rare que nous acceptions un compromis plus complexe.
Trouver un sens à la solitude
Cette recherche est particulièrement importante à une époque où l’accent culturel mis sur les liens — fêtes, mariages — peut accentuer la pression sociale. Elle nous rappelle qu’il faut prendre du recul avant de formuler des hypothèses. Une personne qui paraît « seule » peut être parfaitement en paix.
L’absence d’amis n’est pas toujours synonyme de solitude. Parfois, c’est un choix délibéré, et non un signe de valeur sociale. Si nous voyons quelqu’un seul, nous ne devons pas supposer qu’il est malheureux. Et si nous traversons une période de solitude, nous ne devons pas en conclure que nous faisons forcément quelque chose de mal.
Ce qui compte peut-être plus que la présence ou l’absence d’amitié, c’est la manière dont nous l’interprétons — et si nous laissons aux autres, et à nous-mêmes, la possibilité de trouver un sens à la solitude de la vie.
Références
Eramian, L., Mallory, P. et Herbert, M. (2025). Manque d’amitié et solitude : Cadres culturels pour donner un sens à la déconnexion. Revue canadienne de sociologie, 62(1). https://doi.org/10.1111/cars.12484